La nouvelle charte de gouvernance, dévoilée en mai 2025 par l’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État (ANGSPE), marque une rupture avec les pratiques antérieures. Elle consacre un modèle axé sur l’efficacité, la durabilité et la transparence. Entretien avec Youssef Guerraoui Filali, président du Centre marocain pour la gouvernance et le management (CMGM).
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Inspirée des standards de l’OCDE, la nouvelle charte de gouvernance publiée par l’ANGSPE marque un tournant pour le secteur public. Quels leviers concrets faut-il mobiliser pour assurer son application effective dans les établissements publics ?
Youssef Guerraoui Filali : La nouvelle charte de gouvernance, rendue publique en mai 2025, est axée sur l’efficacité des organes de gouvernance. Elle vise à renforcer le contrôle interne et l’évaluation des risques au sein des EEP. L’objectif est de faire respecter les droits des actionnaires, tout en s’inscrivant dans la durabilité des projets. Cette charte succède au Code marocain de bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise, publié en 2008. Mais au-delà de ces instruments réglementaires, il s’agit d’un changement de paradigme et de mode de management centré sur l’efficacité inspirée du secteur privé. C’est un levier incontournable pour réussir la conduite du changement, favorisant la gestion axée sur les résultats servant à rentabiliser les investissements financiers et atteindre les objectifs économiques de l’Etat. Cependant, la rentabilité des projets sectoriels, fondée sur une logique de récupération des capitaux investis ainsi que l’amélioration du rendement financier des investissements effectués, reste le défi majeur des EEP à l’horizon 2030. Je considère le pilotage de la performance comme un levier indispensable pour la mise en œuvre effective de ladite nouvelle charte. La mise en place d’une batterie d’indicateurs de suivi et d’impact permettra d’identifier les failles de mauvaise gouvernance, et par conséquent, de mener des actions correctives conduisant vers la réussite et la pérennisation des projets socioéconomiques.
F. N. H. : En intégrant pleinement les enjeux de durabilité et les critères ESG, cette charte engage les EEP dans une nouvelle logique plus responsable. En quoi ces dimensions peuvent-elles transformer la performance des EEP à moyen et long terme ?
Y. G. F. : La démarche RSE ne peut que renforcer la gouvernance des EEP. Elle s’inscrit dans un contexte national, et même mondial, marqué par les changements climatiques et la dégradation de l’environnement. La nécessité de mettre l’humain au cœur des équations économiques, à travers une bonne gouvernance qui préserve l’environnement, est devenue incontournable dans la dimension du développement durable. Par conséquent, je considère qu’on est encore loin des critères ESG, vu qu’on doit d’abord rattraper le retard en matière de gouvernance des EEP et d’efficacité de gestion de la chose publique. Je cite, entre autres, quelques points critiques à traiter sur le court et moyen terme. D’abord, l’absence d’un véritable leadership et d’un sens de pilotage entre l’organe délibérant et la direction. Ensuite, la nécessité de clarifier les obligations de service public. Il convient également d’améliorer la transparence des subventions, qu’elles soient directes ou indirectes, octroyées aux EEP. S’ajoutent à cela la multiplication des entités et les chevauchements de compétences entre entités publiques, ainsi que le faible impact des investissements réservés aux EEP sur la croissance et le tissu entrepreneurial marocain.
F. N. H. : La ministre des Finances a appelé à «repenser les modèles» et à «élever le niveau d’exigence». Quels changements culturels et structurels cette déclaration implique-t-elle pour les organes de gouvernance des EEP ? Et quelles ruptures concrètes cela suppose-t-il dans leur fonctionnement ?
Y. G. F. : Le niveau d’exigence ne peut être relevé qu’en clarifiant les obligations de service public et en assurant une transparence totale sur les subventions, qu’elles soient directes ou indirectes, accordées aux EEP. Cette démarche doit s’appuyer sur des indicateurs clés de performance, permettant d’évaluer l’efficacité de l’action stratégique, notamment le retour sur investissement public. En effet, plusieurs rapports d’audit et d’inspection, notamment de la Cour des comptes, pointent du doigt la gestion des EEP et dans divers volets tels que la couverture sociale, l'investissement public, la fiscalité et la facturation des recettes. Ces insuffisances entravent la réalisation des objectifs étatiques fixés par les grandes réformes nationales. De ce fait, il va falloir emprunter le chemin du «management control». Ce levier permet de vérifier la pertinence et l’efficience de chaque dépense engagée au sein des EEP. À cela s’ajoutent les obligations de profit économique et financier, notamment lorsqu’il s’agit de la collecte des recettes ou de la facturation du chiffre d’affaires. La gestion par approche de résultats (réconciliation récurrente entre les résultats prévisionnels et réalisés pour une période donnée) met à l’épreuve les EEP et conduira in fine à un changement de «Mindset».
F. N. H. : Comment les EEP peuvent-ils concilier performance financière, mission d’intérêt général et création de valeur pour les citoyens ? Une redéfinition du périmètre ou des missions de certains opérateurs publics est-elle aujourd’hui inévitable ?
Y. G. F. : Il faut noter que le secteur public et semi-public marocain est caractérisé par une multiplication des EEP, avec plus de 228 établissements publics et 43 sociétés anonymes à participation directe du Trésor, détenant 479 filiales ou participations. Cette situation entraîne des doubles emplois et des chevauchements de compétences entre les EEP et les organes étatiques, conduisant à une mauvaise allocation des ressources publiques. Cependant, le point de départ serait de liquider ou fusionner, dans le cadre des efforts de rationalisation du portefeuille public de l’Etat, les EEP en vue d’éliminer les doubles emplois. Cette restructuration vise à améliorer l'efficacité de l'action publique et à optimiser la gestion des ressources financières et monétaires de l’Etat. Par la suite, il s’agirait de mettre en œuvre des stratégies d’investissement ciblées dans des secteurs clés tels que l’énergie, les infrastructures et le transport. Ces stratégies doivent être accompagnées d’une gestion rigoureuse des charges et un pilotage précis des coûts et des recettes. L’objectif est de pouvoir anticiper les résultats et garantir la viabilité des projets. La dimension rentabilité doit être présente dans les missions d’intérêt général en vue de pérenniser les ressources servant à financier les dépenses de fonctionnement liées à ces projets socioéconomiques.
F. N. H. : L’adoption des lignes directrices de l’OCDE constitue une avancée majeure. Quels dispositifs concrets faut-il mobiliser pour garantir une application rigoureuse de ces principes dans les EEP ?
Y. G. F. : Il est impératif de poursuivre l’effort de restructuration du portefeuille des EEP. Et par conséquent, d’accélérer le déploiement du programme de rationalisation visant la dissolution des EEP en déficit chronique et la fusion d'entités afin de mieux valoriser les synergies sectorielles en vue d’améliorer significativement, à moyen long terme, les performances financières des EEP. L’enjeu est de taille. Les projections pour la période 2025-2027 indiquent une progression significative des performances financières des EEP. Le chiffre d’affaires moyen devrait avoisiner les 295 milliards de dirhams. Les résultats nets sont également en amélioration, passant d’environ 18 milliards de dirhams en 2025 à 45 milliards de dirhams en 2027. La valeur ajoutée pourrait atteindre 148 milliards de dirhams d’ici 2027. In fine, la concrétisation de ces chiffres ne peut se faire qu’à travers une meilleure gouvernance garantissant la mise en œuvre du nouveau Plan actionnarial de l’Etat (PAE), qui définit les objectifs de l'actionnariat étatique et clarifie les modèles économiques des établissements et entreprises publics (EEP) dans l’optique de promouvoir une gestion dynamique du portefeuille public.