Vendredi 18 octobre 2024, le Roi Mohammed VI a nommé Chakib Benmoussa haut-commissaire au Plan, succédant à Ahmed Lahlimi. Il devra relever un défi de taille : préserver l’indépendance du HCP face aux pressions politiques, tout en restant fidèle à la rigueur statistique qui fait la renommée de l’institution.
Par D. William
Après 21 ans de bons et loyaux services, Ahmed Lahlimi tire sa révérence, laissant derrière lui une institution consolidée, crédible, mais non sans cicatrices laissées par les affrontements permanents avec les différents gouvernements.
L’ère Chakib Benmoussa commence, quant à elle, avec deux interrogations : saurat-il maintenir l’indépendance de l’institution, à l’instar de son prédécesseur ? Ou succombera-t-il aux influences d’un gouvernement dont il fut, il y a peu encore, l’un des piliers ?
Lahlimi, l’indépendance du HCP, son combat
Pour comprendre les enjeux de ce changement à la tête du HCP, il faut revenir sur le parcours de Lahlimi. Nommé en 2003 à la tête du HCP, cet homme de gauche et économiste chevronné a pris les rênes d’une institution alors en quête de crédibilité, perçue comme un simple outil d’évaluation statistique. Très vite, il l’a transformée en une référence incontestée en termes de production statistique, tant au niveau national qu’international, et s’est surtout évertué à en faire un modèle d’indépendance et de rigueur.
Sous sa direction, le HCP est devenu un partenaire de choix pour des institutions internationales de renom comme la Banque mondiale ou encore le Fonds monétaire international. Ces partenariats, ainsi que l’application rigoureuse des standards internationaux, ont valu au HCP le respect et la crédibilité qui le placent aujourd'hui comme un acteur incontournable de la scène économique marocaine. Mais cette quête d’autonomie lui a également attiré de nombreuses inimitiés, certains accusant même le HCP de faire preuve de «manque de patriotisme». En effet, les relations entre Lahlimi et les différents gouvernements marocains n’ont jamais été des plus sereines.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a toujours insisté sur l'indépendance du HCP et s'est souvent retrouvé en désaccord avec les chiffres avancés par l'exécutif. Début 2014, une vive polémique avait d’ailleurs éclaté à ce sujet, à la faveur d’une sortie au vitriol du ministre des Affaires générales et de la Gouvernance de l’époque, Mohamed El Ouafa, irrité par les prévisions de croissance du HCP, en décalage avec celles du ministère de l’Economie et des Finances. El Ouafa avait alors utilisé des mots forts, qualifiant les chiffres de l’institution de «faux» et estimant ainsi que Lahlimi «s'attaque à l'image du pays», tout en affirmant que seule la voix du gouvernement devait faire foi en matière de prévisions économiques.
Certes, ce type de divergences est inévitable dans toute démocratie. Mais elles sont aussi le signe que le HCP fait son travail sans se laisser guider par les agendas politiques. A raison d’ailleurs, car ses chiffres se sont révélés justes à maintes reprises, confirmant la solidité de ses méthodes alignées sur les normes internationales. De fait, malgré ces attaques répétées, Lahlimi a tenu bon, soutenu par la confiance du Roi, qui ne lui a jamais demandé de comptes. En effet, il se plait à rappeler que, durant ses 21 ans à la tête du HCP, le Souverain ne lui a jamais imposé une quelconque ligne de conduite ou méthode de travail.
Mieux encore, le Roi a toujours insisté sur l’indépendance de l’institution, garantissant ainsi que les chiffres produits reflétaient la réalité économique du pays, sans ingérence politique. C’est probablement cette «protection royale» qui a permis à Lahlimi de rester en poste aussi longtemps, malgré les nombreuses tentatives des gouvernements qui se sont succédé de l’écarter. A 85 ans, il s’en va avec le sentiment du devoir accompli. Il part surtout la tête haute, décoré par le Roi du Grand Cordon du Wissam Al Arch.
Benmoussa prend la relève
C’est dans ce contexte particulier que Chakib Benmoussa prend les rênes du HCP. Son parcours est celui d’un homme d’Etat habitué aux challenges. Polytechnicien, ingénieur formé au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Benmoussa a toujours été un grand serviteur de l’Etat, que ce soit en tant que ministre de l’Intérieur, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ou encore ambassadeur du Maroc en France. Jusqu'à sa nomination, il occupait le poste de ministre de l’Education nationale, du Préscolaire et des Sports.
Une fonction hautement stratégique, avec un passage à l’Education nationale marqué par la mise en œuvre d’une profonde réforme du système éducatif, mais également par des tensions extrêmes avec les syndicats des enseignants très vindicatifs. Mais l’une de ses missions les plus marquantes reste probablement celle qu’il a menée en tant que président de la Commission spéciale sur le modèle de développement, mise en place en 2019.
Une mission confiée par le Roi pour repenser le futur du Maroc, dans un contexte de transformations économiques et sociales profondes. Dans ce cadre, Benmoussa a su faire preuve d’écoute, de pragmatisme et de vision à long terme dans cette entreprise. C’est dire, au regard de tout ce qui précède, qu’il jouit donc d’une légitimité certaine pour succéder à Lahlimi.
Cependant, maintenant qu’il dirige le HCP, il fait face à un nouveau défi : celui de préserver l'indépendance de l'institution dans un contexte où les pressions politiques sont omniprésentes. Certes, il a l’expérience et la stature pour cette mission, mais sa proximité avec le Rassemblement national des indépendants (RNI), parti dont il arbore les couleurs, pourrait soulever des interrogations. Parviendra-t-il à garder le HCP à l'abri de l’arithmétique politicienne ? Parviendra-til à maintenir le HCP hors de l’influence d’une majorité gouvernementale dont il a fait partie ? Cette proximité pourrait-elle influencer ses prises de position à la tête d’une institution censée être neutre et objective?
Comment concilier une position institutionnelle aussi stratégique avec une indépendance totale vis-à-vis de l'exécutif ? L'enjeu pour Chakib Benmoussa sera donc de taille : continuer à produire des statistiques fiables, conformes à la réalité économique du pays, sans céder aux tentations d’une «politisation» des chiffres. Le HCP est une institution publique certes, mais elle se doit de rester une instance indépendante. Il en va de la crédibilité du Maroc sur la scène internationale, mais aussi de la confiance des citoyens dans les statistiques économiques qui leur sont présentées.
Pour autant, si l’étiquette politique de Benmoussa soulève légitimement des doutes, son parcours exemplaire et son attachement aux valeurs de rigueur et de transparence pourraient tout autant être des garanties pour l’avenir de l’institution. En tout cas, il a toutes les cartes en main pour bien s’acquitter de sa mission. Et à l’heure où le Maroc fait face à des défis économiques de taille, de la croissance à la gestion des inégalités sociales, l’indépendance du HCP sera plus que jamais essentielle pour éclairer les décisions des politiques publiques.
Cette institution doit donc rester ce phare de la vérité statistique, loin des vagues partisanes. C’est dire que Chakib Benmoussa devra donc naviguer dans des eaux troubles : s’il reste fidèle à l’héritage de Lahlimi, il pourrait s’exposer à des remontrances de l’Exécutif, tout comme son prédécesseur. Mais s’il cède aux sirènes politiques, il risque de compromettre l’indépendance de l’institution et de ternir une réputation bâtie durant deux décennies. C’est là tout l’enjeu de sa mission.