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Informel : Moteur économique ou impasse sociale ?

Informel : Moteur économique ou impasse sociale ?

Elles sont plus de deux millions d’unités de production informelles qui triment dans l’ombre, loin des projecteurs de la fiscalité et des registres de commerce. Deux millions d’entités sans comptabilité légale et sans statut clair, mais avec une capacité bien réelle à employer, produire et générer de la richesse. Plongée dans les chiffres choc du haut-commissariat au Plan.

 

Par D. William

Le dernier rapport du haut-commissariat au Plan (HCP) sur les unités de production informelles (UPI), couvrant l’année 2023/2024, donne un éclairage édifiant sur un un pan entier de l’économie nationale. Une enquête qui confirme une réalité bien connue : l’informel n’est ni marginal, ni passager, encore moins un détail de l’économie.

Les chiffres en témoignent. Le Maroc comptait en 2023 environ 2,03 millions d’UPI, soit 353.000 de plus qu’en 2014. Elles sont particulièrement présentes dans les villes: 77,3% des UPI sont en milieu urbain, avec un record pour Casablanca-Settat (22,7%). Le commerce reste le pilier (47%), mais il recule au profit des services (28,3%) et du BTP (11,6%). Autre réalité saisissante : 85,5% des UPI sont des microunités, composées d’une seule personne. Et plus de la moitié (55,3%) n’a même pas de local fixe, certains travaillant à domicile (4,6%).

L’accès aux infrastructures reste une autre barrière : 94% des unités disposant d’un local ont l’électricité, mais seulement 46% l’eau potable, 43% l’assainissement, 41% Internet.

Des chefs d’unité plus instruits

Côté humain, le chef d’UPI vieillit mais apprend : son âge moyen est passé de 42,5 à 45 ans et son niveau d’instruction s’améliore. La part de ceux sans aucune instruction passe de 34,3% à 18,6%, tandis que ceux ayant un niveau scolaire représentent 40,5%. Mais l’informel reste une affaire d’hommes : seulement 7,6% des UPI sont dirigées par des femmes, un recul par rapport à 2014 (8,8%).

Plus intéressant encore, 78,8% des dirigeants étaient déjà actifs avant de créer leur UPI, avec une majorité (près de 60%) d’anciens salariés. L’informel donc n’est pas toujours le choix du désespoir : parfois, c’est la continuation d’une activité en version non déclarée. La motivation ? Economique, bien sûr : 68,3% y entrent par nécessité, avec une proportion encore plus élevée chez les femmes (71,9%).

Le secteur informel est donc aussi, et peut-être avant tout, une question de survie sociale. Par ailleurs, force est de constater que l’informel cultive une certaine distance vis-àvis de l’Administration: seuls 14,2% des UPI sont inscrites à la taxe professionnelle, 9,8% sont affiliées à la CNSS, 7,5% sont enregistrées au registre du commerce, 6,2% sont affiliées au régime de la contribution professionnelle unique (CPU) et à peine 1,7% bénéficient du statut d’auto-entrepreneur.

En clair : la grande majorité de l’économie informelle ignore superbement les registres officiels. «Ce faible taux d’enregistrement administratif est en grande partie lié aux conditions d’exercice: les UPI disposant d’un local professionnel sont significativement plus nombreuses à entreprendre des démarches d’enregistrement que celles exerçant à domicile ou sans local fixe», fait savoir le HCP. Côté financement, 72,2% des UPI sont créées grâce à l’autofinancement, seulement 1,1% via un crédit bancaire et 0,8% via le microcrédit. Le financement quotidien est encore plus concentré : 91% via les fonds propres. Seuls 2,1% des chefs d’UPI ont un compte bancaire dédié. En clair : c’est l’économie de la débrouille, du cash et du court terme. Pourquoi ce rejet du crédit? Les raisons sont multiples: refus volontaire d’endettement (56,6%), garanties jugées excessives (20%), absence de besoin déclaré (11%) et, plus fondamentalement, un statut juridique inadapté (2,6%).

L’informel crée beaucoup d’emplois

Sur le marché du travail, l’informel est loin d’être inactif : il représente 33,1% de l’emploi non agricole (en baisse de 3,2 points par rapport à 2014), avec 2,53 millions d’emplois en 2023 contre 2,37 millions en 2014, soit 157.000 emplois de plus créés. Mais le salariat y est rare (10,4% seulement) et souvent précaire: 60% des salariés n’ont pas de contrat et 77% sont recrutés via les réseaux familiaux.

«Le salariat est plus fréquent dans l’industrie (17,2 %) et le BTP (15,9 %)», précise le HCP. Les principales régions qui emploient le plus ? CasablancaSettat (23,2%), Marrakech-Safi (14%) et Rabat-Salé-Kénitra (12,9%). Les secteurs ? Le commerce (44,1%), les services (28,7%), l’industrie (15%) et le BTP (12,2%). Autrement dit, le secteur informel est un moteur d’emploi, mais qui reste très vulnérable. En valeur, l’informel reste massif : 527 milliards de dirhams de chiffre d’affaires en 2023 contre 409 milliards en 2014. Une croissance de 28,7% sur dix ans, soit 2,6% en rythme annuel moyen. Pas de quoi affoler les compteurs, mais suffisant pour montrer que ce secteur est bien vivant.

De plus, il produit davantage, mais pèse relativement moins dans l’économie. En effet, la valeur ajoutée atteint 139 milliards de dirhams, en hausse de 34% sur dix ans. Toutefois, la part de l’informel dans la production nationale hors agriculture et administration passe de 15 à 10,9%, et sa contribution à la valeur ajoutée nationale de 16,6 à 13,6%. En outre, la productivité par actif occupé atteint 54.930 dirhams, avec des pointes dans l’industrie (75.707 DH) et le BTP (66.199 DH), contre moins de 49.000 DH dans le commerce et les services. Il ressort aussi de l’enquête que l’informel produit pour les ménages : 79,5% de sa production sont destinés à la consommation finale, en hausse par rapport à 2014 (77,8%).

Et ses approvisionnements changent de nature, la frontière entre formel et informel s’estompant de plus en plus : 57% viennent du secteur informel lui-même (contre 71% en 2014) et 34% du secteur formel (contre 18%). En définitive, face à cette économie de l’ombre, la question n’est plus de savoir s’il faut agir, mais comment. Réduire les coûts d’entrée dans le formel, alléger la fiscalité sur le travail, rendre le statut d’auto-entrepreneur plus attractif, mettre en place des incitations financières, utiliser le numérique, notamment la facturation électronique… sont autant de pistes proposées par des instances comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ou encore l’OCDE pour encadrer ou réduire le poids de l’informel.

Des pistes qui ont ceci de commun qu’elles suggèrent aussi de ne pas seulement réprimer, mais d’offrir des raisons d’intégrer le formel. Car tant que ce dernier restera coûteux, complexe ou peu avantageux, l’informel restera la voie de secours. 

 

 

 

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