Le Royaume doit affiner sa stratégie pour consolider ses acquis et accélérer sa dynamique. Le tourisme interne, qui représente un tiers de l’activité, est un pilier à développer. Dans cet entretien, Saïd Mohamed Tahiri, opérateur et expert en tourisme, décrypte les grandes tendances actuelles et livre ses recommandations pour inscrire durablement le Maroc parmi les destinations mondiales de premier plan.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : À l’approche de la saison estivale, quelles sont les tendances majeures qui influencent actuellement le secteur du tourisme ? Et comment le Maroc peut-il s’en inspirer pour renforcer son attractivité auprès des différentes catégories de voyageurs ?
Saïd Mohamed Tahiri : La saison estivale 2025 s’inscrit dans un contexte marqué par plusieurs tendances :
• La recherche d’authenticité et d'expériences locales, des expériences uniques loin des circuits classiques avec une immersion culturelle, une gastronomie locale, … l’artisanat, les séjours dans des villages, etc.
• Le tourisme durable et responsable se confirme et se maintient, puisqu’il y a une demande croissante pour des hébergements écologiques, des activités respectueuses de l'environnement, et des pratiques favorisant les communautés locales.
• La digitalisation renforcée et l’intelligence artificielle au service du tourisme est également une tendance prononcée : le digital n’est plus un luxe, c'est une attente de base comme la réservation instantanée, les itinéraires personnalisés par IA, visites en réalité augmentée, paiement sans contact, contenus immersifs, mise en place d’infrastructures professionnelles pour les voyageurs en télétravail…
• Mais il y a surtout la recherche de destinations sûres et accessibles sur le plan politique, mais aussi sur le plan sanitaire qui devient un critère important, tout comme la facilité d'accès (visa simplifié, bonnes connexions aériennes).
Le Maroc, riche de ses terroirs, sa diversité culturelle et ses initiatives naissantes dans l’écoresponsabilité, dispose d’un atout naturel. Il est bien positionné sur l’ensemble de ces tendances. Aussi, en capitalisant davantage dessus, en soutenant l'écotourisme, le tourisme rural et les expériences immersives, nous avons clairement une excellente opportunité à saisir pour le développement de notre secteur.
F. N. H. : Le Maroc a récemment franchi un cap important en matière d’arrivées touristiques. Quelles mesures concrètes faut-il envisager pour consolider ces résultats et inscrire cette dynamique dans la durée ?
S. M. T. : Avec 17,4 millions d’arrivées (+20%) et +23% de touristes étrangers de séjour (TES), 28,7 millions de nuitées dans les hôtels classés (+12%), plus de 115 Mds de DH de recettes en devises, tous les indicateurs sont au vert et le Maroc a clairement réalisé un excellent cru de l’activité touristique. Cette dynamique a continué au 1er trimestre 2025, mais pour la pérenniser, il est essentiel de continuer à investir dans trois axes principaux : l'amélioration de l'expérience client, la diversification de l'offre et le renforcement de la connectivité aérienne et terrestre. Par ailleurs, la montée en gamme des infrastructures, la simplification des formalités d’accès et une stratégie marketing affinée, segmentée par profil de voyageurs, permettront de fidéliser les visiteurs. Enfin, l’implication des opérateurs locaux et des régions dans la construction de cette offre sera déterminante pour maintenir la croissance sur le long terme.
F. N. H. : L’un des défis du secteur reste la disparité entre une offre tournée vers les visiteurs étrangers et des prestations parfois inaccessibles pour les Marocains. Quel équilibre peut-on envisager pour répondre aux attentes des deux publics ?
S. M. T. : Dans tous les pays dits touristiques, le touriste national est d’une importance capitale. C’est le cas de notre pays également. Aujourd’hui, le tourisme interne représente le tiers de notre activité, et il est primordial de mettre en place les stratégies nécessaires pour répondre à ses attentes. Nous avons certes une offre premium, répondant aux attentes du marché international et à une certaine catégorie de la clientèle nationale, mais nous avons besoin de travailler davantage sur une offre adaptée au pouvoir d’achat local. Cela peut se traduire par des produits spécifiques pour le marché national (offres promotionnelles, séjours courts, packages adaptés) sans dénaturer la qualité du service. Si l’expérience a montré l’échec de produits clichés tels que Biladi ou Kounouz Biladi, il est certain qu’un meilleur équilibre passe aussi par l’investissement dans des structures intermédiaires (maisons d’hôtes, écolodges, hôtels 2-3 étoiles) accessibles à tous et capables d’offrir des expériences authentiques aux familles marocaines en quête de découverte de leur pays. Il faut aussi améliorer l’accessibilité, notamment pour nos régions du sud (Dakhla par exemple, dont le prix de l’aérien reste relativement élevé). Il faut enfin améliorer l’offre d’animation afin de permettre aux touristes marocains d’envisager des programmes, de qualité, à l’instar de ce qu’ils peuvent vivre dans d’autres pays comme l’Espagne ou encore la Turquie… Plusieurs leviers doivent être activés par ailleurs, à commencer par une meilleure communication autour des destinations locales encore méconnues, la mise en place de partenariats public-privé pour soutenir des programmes de «tourisme pour tous», ainsi que des incitations fiscales pour les opérateurs qui développent des offres spécifiquement destinées au marché marocain (chèques vacances, aménagement des vacances scolaires…).
F. N. H. : D’après vous, quel est aujourd’hui le principal frein au développement du tourisme national, et comment peut-on y remédier de manière structurelle ?
S. M. T. : Le principal frein au développement du tourisme national au Maroc réside dans plusieurs facteurs structurels. Nous avons notamment un modèle touristique concentré et saisonnier, avec un taux d’occupation moyen inférieur à 60%, ce qui génère une instabilité des emplois et des revenus locaux, limitant la pérennité et la rentabilité des investissements touristiques au niveau régional. Le tourisme a longtemps souffert de dysfonctionnements dans sa gouvernance et son pilotage stratégique. Il était loin d’être considéré comme un véritable pilier de l’économie nationale, et manquait d’une coordination efficace entre les acteurs publics et privés.
Pendant des années, les opérateurs étaient livrés à eux-mêmes, avec une absence de mécanismes de suivi rigoureux des projets touristiques régionaux. Les choses n’ont commencé à s’améliorer qu’avec le gouvernement actuel. Il y a aussi des retards administratifs et une complexité réglementaire, où la mise en place de structures clés comme la Société de développement régional de tourisme et les Conseils régionaux du tourisme est freinée, ralentissant ainsi le développement local. Enfin, force est de constater un sérieux déficit en infrastructures de transport, notamment aériennes, marqué par un manque de liaisons directes et de dessertes point à point. Cette situation limite l’accès à certaines destinations, freine l’arrivée des touristes et s’ajoute à une attractivité et une compétitivité encore insuffisantes face à la concurrence internationale. Pour faire face à ces blocages, il y a lieu de revoir le modèle de développement touristique pour le rendre plus résilient, territorialement équilibré et capable d’assurer une activité touristique stable tout au long de l’année, en diversifiant les produits et en valorisant les régions moins exploitées.
Un modèle de développement qui s’intègre parfaitement dans le nouveau modèle de développement économique et social de notre pays. Il faut améliorer la gouvernance et le pilotage en créant et en renforçant les instances de coordination stratégique et opérationnelle, tels que l’Observatoire du tourisme, les Conseils régionaux du tourisme, des agences de développement touristique régionales pour assurer un suivi efficace des projets et une meilleure concertation entre acteurs. Il faut également impliquer davantage les professionnels représentés dans la Confédération nationale du tourisme. Il est nécessaire de simplifier et accélérer les procédures administratives pour lever les blocages, notamment dans les régions à fort potentiel comme Draâ-Tafilalet, Ouarzazate, Dakhla…, afin de permettre la concrétisation rapide des projets structurants. Certes, un effort considérable a été constaté ces dernières années pour renforcer l’accessibilité de nos destinations. Toutefois, il est primordial d’ouvrir davantage de liaisons directes afin de faciliter l’accès aux différentes régions du Maroc, attirer de nouveaux marchés émergents et cibler des pays à fort potentiel d’émission touristique tels que l’Inde, le Brésil, les Amériques ou la Chine. Enfin, il est certain que la réussite de ce projet passe par un renforcement de la promotion touristique et de la digitalisation. Il est également indispensable d’adapter les produits aux marchés interne et externe, tout en améliorant la compétitivité des destinations marocaines face à la concurrence internationale.
F. N. H. : Le Royaume s’est fixé d’entrer dans le cercle des 15 premières destinations touristiques mondiales
d’ici 2030, avec un objectif de 26 millions de visiteurs. Quelles orientations stratégiques doivent être adoptées pour atteindre cet objectif ambitieux ?
S. M. T. : Nous devons réinventer notre tourisme marocain autour d’un tourisme durable qui valorise le patrimoine culturel et naturel, tout en intégrant les enjeux environnementaux et sociaux. Nos touristes sont à la recherche d’expérience de vie; il y a lieu de diversifier notre offre touristique pour attirer une clientèle variée, en développant notamment le tourisme dans les régions, pas uniquement sur l’axe MarrakechAgadir. Nous devons répondre aux nouvelles attentes de la clientèle en développant un tourisme culturel, d’aventure et rural, réduire la saisonnalité et renforcer l’attractivité tout au long de l’année. Il y a bien entendu aussi le renforcement des infrastructures et des services, incluant le transport, l’hébergement, la formation des ressources humaines et la digitalisation, pour améliorer l’expérience touristique et la compétitivité globale. Ces orientations, combinées à une approche intégrée et territorialisée, permettront au Maroc de consolider sa position sur la scène touristique mondiale et d’atteindre ses ambitions pour 2030.