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L'Etat en mode «start-up»

L'Etat en mode «start-up»

Au Maroc et ailleurs, l'action publique doit faire face à une équation complexe, voire impossible : les approches traditionnelles n'arrivent pas à la réduction des moyens et à la multiplication des mécontentements. Que faire ? Une autre vision est ainsi mise en avant : celle d'une action publique, autre, plus agile, collaborative, réinventée pour tout dire. Avec cet aspect novateur : l'innovation technologique et sociale. En somme, un Etat en mode start-up.

Un «nouvel âge» de l'action publique

De quoi s'agit-il ? C'est connu : on attend de l'Etat qu'il réforme- la gestion s'apparentant au statu quo n'est plus tenable ni opératoire. Mais les citoyens sont en même temps «créanciers» : l'Etat doit lui aussi se réformer, être toujours plus efficace, plus efficient, avec des politiques équitables, sociales, solidaires. L'approche comptable avec ce dogme de la maîtrise des grands équilibres économiques n'est sans doute pas à minorer ni à évacuer, mais elle n'est plus suffisante. L'Etat ne peut plus continuer à agir comme autrefois et décréter par le «haut»; il doit en effet se préoccuper d'expliquer sans cesse, de consulter et d'évaluer un prérequis pour entraîner l’adhésion. Cela passe par une administration numérique élargie et renforcée. Mais ce n'est pas là l'unique vecteur de la modernisation. Le gouvernement y fait référence. Lors d'un séminaire international tenu à Tanger, le 17 janvier dernier, la ministre déléguée chargée de la Transition numérique et de la Réforme administrative, Ghita Mezzour, a donné des indications à cet égard : la numérisation en tant que moyen de dispenser des services aux usagers, efficience et transparence, renforcement de la confiance entre l'administration et le citoyen, mobilisation et adhésion du capital humain, modernisation des équipements, développement des infrastructures... Un «nouvel âge» donc de l'action publique.

Celle-ci est confrontée aujourd'hui à un triple défi. Pour commencer, celui des défis environnementaux et sociaux immenses. Les défis environnementaux ? Ils sont peut-être ceux qui engagent le plus l'avenir de nos sociétés. Ils sont de nature diverse : changement climatique, accès à l'eau, menace de certains écosystèmes (déforestation, destruction de grands poumons naturels), appauvrissement des terres, pollutions en tout genre, menace de la biodiversité, gestion des déchets, surexploitation des ressources naturelles... Des réponses doivent y être apportées. Drastiques. Coordonnées. Et globales. Autre source d'inquiétude légitime : l'aggravation des inégalités sociales. La Banque mondiale et Oxfam évaluent à 860 millions les personnes en pauvreté extrême en 2022 (moins de 1,90 dollar par jour). Dans le même temps, les 85 individus les plus riches détiennent collectivement la même quantité de richesses que la population mondiale, soit environ 4 milliards de personnes.

Face à cette situation, les Etats ont un deuxième défi lié à leurs propres difficultés : crise de légitimité, crise financière, difficulté sinon incapacité à répondre aux attentes des citoyens. Entre un niveau d'endettement public record et l'érosion du consentement à l'impôt, les marges financières des Etats sont très réduites pour envisager de faire face à ces contraintes. Il faut ajouter que la crise de confiance entre les gouvernements et les citoyens s'est installée durablement : la participation électorale en témoigne.

Une économie collaborative et numérique

 Le dernier défi regarde, lui, la problématique d'une nouvelle économie collaborative et numérique. Celle-ci ouvre sans doute de nouveaux horizons, mais elle apporte aussi son lot d'interrogations. Référence est faite, par exemple à l'inquiétude des classes moyennes en raison des incertitudes pouvant peser sur l'emploi. Le numérique apparaît - ou peut l’être - comme une menace : automatisation, remise en cause des statuts des emplois traditionnels. Cela peut être également dans la perception qui en est faite par les acteurs traditionnels, Etats et entreprises. La crainte est celle-ci : leur contournement et leur remplacement par de nouvelles plateformes permettant aux citoyens de se rendre des services directement entre eux. C'est le problème d'un service public qui pourrait demain être désintermédié, comme d’ailleurs des pans entiers de l'économie de marché.
Un tel tableau reste préoccupant. Ne peuvent être entrevues alors que deux approches quant à l'avenir de l'action publique. L'une est ce que l'on pourrait appeler une vision «décliniste» : laisser diminuer la place de l'action publique, incapable de résoudre les questions actuelles. Une autre approche est mise en avant : celle d'un «nouvel âge» de l'action publique. Il repose sur trois piliers : une place renforcée pour les citoyens, une nouvelle approche de l'universalité du service public et une déconcentration profonde des organisations. Ce qui requiert une plus grande confiance et responsabilisation des acteurs ayant en charge quotidiennement la mise en œuvre des politiques publiques.

Au Maroc, le cabinet Akhannouch, investi en octobre dernier, a-t-il trouvé la bonne voie dans ce domaine ? Il doit en effet concilier des contraintes parfois contradictoires : engager des reformes très rapides allant au-devant des fortes attentes et des besoins des citoyens, répondre aux priorités et annonces qui se succèdent, mettre en perspective son action publique tant par rapport à son programme mais aussi aux axes du nouveau modèle de développement (NMD). Le risque ? Faire face aux exigences du court terme et sacrifier la vision réformatrice de long terme. C'est qu'en effet les priorités se succèdent; elles s'accumulent même; elles finissent ainsi par diluer les énergies et les efforts, compromettant tout projet de transformation à l'horizon 2035. Pas des à-coups successifs mais un élan de nature à favoriser l'adhésion, donner un cap, prendre en compte un temps long : tel est le challenge. Le cabinet actuel en a-t-il la capacité ? Le discours sur les réformes, oui; la volonté de réforme proclamée, aussi; reste les actes ... 

Le temps long du changement

Cela dit, l'approche comparative est intéressante à mettre en relief. Des enquêtes - telles celles conduites régulièrement par McKinsey - se sont ainsi attachées à l'évaluation de programmes visant des objectifs ambitieux de trois natures différentes : une trajectoire de croissance ou une forte inflexion de développement économique; maîtriser les dépenses publiques et réduire le déficit budgétaire; enfin, améliorer la qualité des services publics. Les transformations réalisées ont toujours nécessité de l'audace. Autre observation : les exemples internationaux montrent que des objectifs simples et clairs et des modalités de mise en œuvre adaptées sont des facteurs de réussite. Enfin, un modèle cohérent de transformation articulé autour de deux dimensions fondamentales : le degré de responsabilisation de l'ensemble de la ligne managériale et les modalités d'association des parties prenantes. 
En affinant, l'on peut distinguer trois variantes: les transformations conçues et mises en œuvre de façon décentralisée; celles «technocratiques» reposant sur une approche «top-down» (verticale) et conduite par une équipe centrale de décideurs (politiques, hauts fonctionnaires, experts) rassemblées au sein d'une agence dédiée au pilotage du programme; celles encore relatives à des transformations sociétales, avec un dispositif d'exception justifié par la recherche d'un impact socioéconomique majeur.

En tout état de cause, il faut trouver un équilibre entre les interventions de court, moyen et long terme. Il ne faut pas se focaliser sur l'agenda électoral et le temps de la responsabilité politique : tant s'en faut. Les transformations à entreprendre doivent s'insérer non pas sur des mesures à l'impact limité mais visibles dans le temps long du changement durable. Comment ? A travers des processus, des structures et des textes. Même si elles induisent à court terme une certaine impopularité...

 

Par Mustapha SEHIMI
Professeur de droit, politologue

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