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L’entreprise familiale : «La confiance permet de réduire les coûts de gouvernance»

L’entreprise familiale : «La confiance permet de réduire les coûts de gouvernance»

Les entreprises familiales ont, depuis des décennies, occupé une place centrale dans l’économie marocaine. Celles-ci représenteraient 95% des formes d’entreprises dominantes dans notre pays. Elles fusionnent entre deux dimensions différentes, à savoir économique et familiale. Une particularité qui fait émerger entre autres, tant de questions fondamentales quant à la gestion et la gouvernance. 

Entretien avec Dr. Lamia Larioui, enseignante-chercheure à la Faculté d’économie et de gestion, Université Sultan Moulay Slimane Béni-Mellal, membre du STEP Project. 

 

Propos recueillis par M. Boukhari 

 

La Quotidienne : Quelles sont les spécificités d’une entreprise familiale ?

Lamia Larioui : Avant de parler de ses spécificités, il faudra d’abord définir l’entreprise familiale. Une entreprise est dite familiale lorsque :

• La majorité des droits de propriété de l’entreprise sont concentrés entre les mains d’une ou plusieurs familles dont les membres sont liés par des liens de sang ou de mariage;

• Les membres d’une même famille (au moins deux membres) sont activement impliqués dans le management de l’entreprise;

• La famille influence le management de l’entreprise et vice-versa (influence mutuelle famille/entreprise);

• L’entreprise a l’intention de s’inscrire dans une continuité intergénérationnelle.

L’entreprise familiale est spécifique car elle se caractérise par la coexistence de deux systèmes qui fonctionnent selon deux modes différents voire même contradictoires : d’un côté le monde «Entreprise» qui fonctionne selon un mode rationnel et poursuit des objectifs économiques, et puis on a de l’autre côté, l’autre monde «la famille» qui fonctionne selon un mode affectif, émotionnel et poursuit souvent des objectifs non économiques ou plus précisément des objectifs socio-émotionnels notamment la pérennité des liens familiaux, la construction d’un capital social familial, l’attachement émotionnel…etc. 

En effet, chaque sphère dans l’entreprise familiale a ses propres caractéristiques. Toutefois, les entreprises familiales sont également hétérogènes. Car derrière chaque entreprise familiale, il y a une famille et puis chaque famille a sa propre histoire, son propre système de valeurs et croyances…etc. 

L.Q : Comment les entreprises familiales intègrent-elles la gouvernance dans leur management ? 

L.L : La gouvernance dans le contexte des entreprises familiales est plus ou moins spécifique. Les chercheurs recommandent d’avoir un système de gouvernance pour chaque sphère : Une gouvernance de l’entreprise et puis une gouvernance familiale. Dans la première sphère, le Conseil d’administration est le mécanisme de gouvernance par excellence; tandis que dans la deuxième, les chercheurs recommandent la mise en place d’un conseil de famille et la rédaction d’une charte familiale où l’objectif est de préciser qui est membre de la famille et qui ne l’est pas afin d’éviter tout conflit entre les membres de la famille surtout quand on arrive à la troisième ou la quatrième génération. 

Néanmoins, la mise en place d’un système de gouvernance, qui tient compte des bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise, au sein des entreprises familiales n’est pas toujours souhaitable. En effet, les relations dans les entreprises familiales sont souvent basées sur la confiance (très difficile de contrôler son frère, sa sœur, son fils ou sa femme !). Et parfois, ces bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise (avoir des administrateurs externes par exemple) risquent de faire disparaître cette confiance et atténuer probablement l’attachement émotionnel. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, il faudra aussi tenir compte des mécanismes informels de gouvernance qui existent de manière implicite au sein de l’entreprise familiale, notamment la confiance, le capital social ou encore les croyances et les valeurs. D’ailleurs, la confiance permet de réduire les coûts de gouvernance. 

L.Q : Quels sont les défis auxquels sont confrontées les entreprises familiales (EF) aujourd’hui ?

L.L : Il y a trois défis majeurs. D’abord, la gestion des équilibres entre l’intérêt de la famille, et l’intérêt de l’entreprise. Car il est difficile, réellement, de tenir compte à la fois des intérêts de l’entreprise, des individus et de la famille. Réaliser un équilibre entre les intérêts de chaque acteur est un challenge pour les entreprises familiales ! C’est justement le rôle de la gouvernance. 

Ensuite, assurer la pérennité des liens familiaux à travers la succession intergénérationnelle. La transmission doit être préparée avant le décès du fondateur. Le successeur doit être impliqué activement dans le management et prêt à assurer la pérennité de l’EF. En effet, Il n’y a pas que l’entreprise qui doit être transmise mais aussi le capital social. Aujourd’hui, on ne parle que de la transmission de l’entreprise mais c’est rare où l’on parle aussi de l’importance de transmettre le capital social. Et quand je parle du capital social, je parle à la fois du capital relationnel, cognitif et structurel. Le capital relationnel c’est tout simplement l’ensemble des liens sociaux que le fondateur a pu construire au fil des années. N’oubliez pas que c’est grâce à ce capital relationnel que l’entreprise arrive à saisir des opportunités ou encore à avoir accès à des ressources qui étaient auparavant inaccessibles. 

Le capital social structurel se réfère à l’architecture globale des connections entre les membres de la famille notamment la densité et la connectivité. En effet, les interactions sociales entre les membres de la communauté familiale permettent de créer un sentiment d’attachement et instaurer des principes et des valeurs au sein de l’organisation et surtout être réunis, solidaires et dévoués pour un objectif commun. 

Enfin, le capital social cognitif se réfère à la vision commune et le langage commun. Il permet donc aux membres de la famille de se fixer des objectifs communs et de considérer que la réussite de l’organisation est la réussite de tous. Avoir une vision commune implique une diminution des conflits d’intérêts. Assurer la transmission de ce capital social est primordial car au fil des années, quand la famille sera plus étendue, d’autres individus appartenant à d’autres branches familiales (beau-frère, belle-sœur, les cousins les plus éloignés…) peuvent être intégrés dans le réseau de la famille et celui de l’entreprise. Ceux-ci auront probablement une faible interaction avec le fondateur et sa descendance directe, ce qui entraînera une diversité relationnelle et cognitive (ils ne partagent pas le même système de valeurs par exemple). En conséquence, l’influence du capital social familial sur le capital social de l’entreprise risque de diminuer au fil du temps. 

Troisième défi est celui de la résilience. 

L.Q : Comment les EF ont-elles réagi face à la crise du Covid-19 ?

L.L : Les entreprises familiales ont depuis toujours été considérées comme des entreprises résilientes et qui disposent des atouts inédits leur permettant de faire face aux crises. Probablement, la solidarité, l’harmonie et la cohésion familiale qui règnent dans cette catégorie d’entreprises, sont derrière leur réussite et leur performance. Toutefois, elles ont été face à une crise exceptionnelle et inattendue, dont les conséquences demeurent imprévisibles. 

Lors d’une étude que nous avons menée avec STEP Project (Successful Transgenerational Entrepreneurship Practices Project for Family Enterprising), nous avons constaté que les EF ont su faire face à la crise de Covid 19 grâce à l’implication de tous les membres de la famille, leur forte identification à l’EF et leur attachement émotionnel que ce soit à la famille ou à l’entreprise. Ajoutons que sur 107 EF marocaines, seulement 3 ont procédé à des licenciements. En effet, la majorité des dirigeants des EF marocaines affirmaient que les salariés sont considérés comme étant membres de la famille et donc impossible de les licencier. En somme, nous avons pu identifier trois principaux facteurs de la résilience organisationnelle des EF : la force des liens familiaux, le capital social interne (les liens avec les salariés) et le capital social externe (les liens avec les parties prenantes notamment les clients et les fournisseurs).

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