Avec plus de 31,7 millions de croisiéristes enregistrés en 2023 dans le monde, pour une dépense globale de plus de 78 Mds de dollars, ce segment connaît une croissance soutenue. Au Maroc, l’inauguration du nouveau terminal de Casablanca pourrait bien marquer un tournant stratégique. Entretien avec Said Tahiri, économiste et opérateur en tourisme.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Comment évaluez-vous l’importance stratégique du tourisme de croisière pour le développement du secteur touristique au Maroc ?
Said Tahiri : Le tourisme de croisière est d’abord un accélérateur de flux et de recettes touristiques. En Europe, les dépenses à terre des passagers de croisière et des compagnies atteignent 5,5 milliards d’euros, ce qui montre à quel point ce segment peut être important pour une destination. L’Espagne a, elle seule, accueilli près de 12,8 millions de croisiéristes en 2024; l’Italie 14; et le Portugal a battu des records à Lisbonne avec 764.000 passagers en 2024. À l’échelle mondiale, 31,7 millions de croisiéristes ont été enregistrés en 2023 pour une dépense globale liée à ce segment qui a atteint 78,8 milliards de $. Le secteur affiche une dynamique de croissance annuelle estimée à +10% d’ici 2028. Pour un pays de visite comme le Maroc, cela signifie des retombées directes sur l’artisanat, la restauration, le transport et les excursions. Même sans nuitées, les retombées sont considérables. C’est aussi une vitrine de notre destination pour convertir des escales en séjours ultérieurs.
F. N. H. : Avec l’inauguration du nouveau terminal de croisières à Casablanca, le Maroc semble renforcer son attractivité dans ce segment. Peut-on parler d’un tournant pour le pays en matière de tourisme maritime ?
S. T. : Le nouveau terminal de Casablanca, inauguré par Sa Majesté le Roi Mohammed VI le 26 septembre 2025, marque une nouvelle étape du tourisme de croisière au Maroc, et surtout un véritable saut d’échelle. Avec une capacité allant jusqu’à 450.000 passagers par an, un quai de 650 m, 3 passerelles, un parking de 44 autocars, le Maroc devient visible sur la carte des croisiéristes européens et mondiaux. C’est la première infrastructure marocaine dimensionnée pour capter des escales de grands navires, fluidifier les opérations et déployer des offres d’excursions massifiées vers Casablanca-Rabat-El Jadida ou Marrakech. Ce niveau de 450.000 passagers visé par Casablanca la placerait dans la complémentarité des ports ibériques. Je vous rappelle que jusque-là, l’ensemble des ports du Maroc comptabilisait des volumes modestes (moins de 100 mille au 1er semestre de 2024). Tout le défi est de passer d’un marché d’opportunités à un produit structuré et compétitif en Méditerranée-Atlantique.
F. N. H. : Contrairement aux touristes classiques, les croisiéristes ne passent généralement pas la nuit sur place. Quelles sont les retombées économiques réelles de ce type de tourisme pour les acteurs locaux ?
S. T. : Sur ce segment, 3 canaux doivent être rappelés : • Les dépenses des passagers à terre. • Les dépenses d’équipage. • Et les achats des compagnies (tour-opérateurs locaux, logistique, carburants, manutention). En 2023, les dépenses des passagers à terre dans les villes portuaires européennes représentaient près de 5,5 Mds d’euros et les achats des compagnies 11,3 Mds, d’où l’importance du mix d’excursions et de retail. En ajoutant l’équipage, le plus souvent + de 50 euros par jour selon les études disponibles, un navire de 2.500 passagers peut générer entre 2 et 3 millions de dirhams de ventes locales en quelques heures, à condition que l’offre touristique soit bien calibrée. Pour Casablanca, Agadir et Tanger, il est important de prioriser des circuits courts et thématiques comme l’artisanat, les restaurants (de type vélodrome ou scala), street-food, musées, golf express et surfexperience. Il faut aussi des couloirs de bus dédiés depuis le terminal, marchés artisanaux «Cruisefriendly» avec des prix affichés, paiement cashless… et des horaires décalés pour lisser les pics sur la médina et les souks.
F. N. H. : Quelles initiatives ou stratégies pourraient être mises en œuvre pour inciter davantage les compagnies de croisière à inclure les ports marocains dans leurs circuits ?
S. T. : Il faut d’abord assurer une fiabilité opérationnelle, à savoir des slots coordonnés, des sorties fluide, un temps «quai-ville» inférieur à 30 mn, une gestion des pics avec 44 autocars pré-positionnés à Casablanca. Ensuite, il est important de penser à des normes Earth fiendly et une conformité aux normes que nous constatons dans les principaux ports européens : carburants alternatifs; alimentation à quai (incontournable à l’horizon 2030); les armateurs privilégieront naturellement les escales prêtes. Il est souhaitable de veiller à l’optimisation des coûts pour avoir une Yield destination : garantir un panier moyen via des packages co-construits (armateur-DMC-ville), des commissions claires, des places garanties sur les sites demandés par les croisiéristes telles que la mosquée Hassan II, le Mausolée de Rabat, les médinas, El Jadida, Essaouira… Enfin, il est recommandé de mettre en place des Itinéraires combinés en proposant des boucles atlantiques lisibles (Lisbonne-Cadix-Casablanca-AgadirLanzarote par exemple) ou Med West (Barcelone-Valence-MalagaTanger-Barcelone)…, voire même des accords-cadre d’embarquement et de débarquement partiels quand la desserte aérienne le permet….
F. N. H. : Dans un contexte de concurrence régionale avec des destinations bien établies comme l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, quels sont les atouts spécifiques que le Maroc peut valoriser pour devenir une escale majeure dans les itinéraires de croisière ?
S. T. : Le Maroc peut parfaitement s’intégrer dans son bassin AtlantiqueMéditerranée grâce à une météo favorable qui permet des itinéraires de repositionnement et des Winter calls depuis les Canaries ou le Portugal. Les ports traitent des volumes massifs : l’Espagne 12,8 millions, l’Italie >14 millions, et Lisbonne 764 mille, ce qui crée des opportunités de débordement pour des escales différenciantes au sud de la Méditerranée. Aussi, et grâce à sa richesse culturelle, à savoir médinas, sites reconnus par l’Unesco, Mosquée Hassan II, Rabat l’impériale, Marrakech, Essaouira, l’Atlas, le Maroc peut proposer un fort pouvoir d’attraction à la journée à proximité des ports européens. De plus, la connectivité 2030 avec les trains LGV étendus, aéroports doublés à 80 millions de capacité, le Royaume dispose d’un atout extrêmement important pour faire une promesse d’expérience de vie durable, riche en authenticité et, de ce fait, positionner des escales à faible friction comme les zones piétonnes, e-bus, … alors que certains hubs européens limitent leur croissance comme Barcelone par exemple.