Propos recueillis par R. K. Houdaïfa
Finances News Hebdo : Quelle est l’histoire de la pièce «Hors les murs» ? Et puis, celle du moment où l’idée vous en est venue jusqu’au moment de sa parution ?
Mounia Belafia : La pièce de théâtre Hors les murs aborde le sujet de l’immigration clandestine, à travers cinq personnages, qui ont chacun une histoire différente, mais qui se croisent dans la douleur, la souffrance, le désespoir et la recherche d’un espoir ailleurs. Une femme, Zaytoun, et sa fille, Fartuun, qui viennent de Somalie, et qui ont fui l’insécurité et les guerres tribales, ainsi que les traditions et la répression religieuse exercées surtout sur les femmes. Puis elles ont vécu le cauchemar de la traversée du désert, des forêts et des routes.
Abdelmalek, un citoyen nord-africain, qui a un diplôme universitaire, mais n’a pas réussi à trouver du travail. Il a demandé un visa pour aller dans un pays européen, mais sa demande a été rejetée. Sadou, un citoyen africain qui vivait dans un pays où s’activent les groupes terroristes, avant de partir en Libye. Il y a travaillé en tant que professeur. Après l’intervention militaire de l’Otan en Libye et la chute du régime de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, Sadou a dû affronter le chaos dans lequel a sombré le pays. Nelson est un citoyen de Mozambique, qui a vécu à l’ombre des murs frontaliers qui encerclent de plus en plus son pays. Il tente de trouver une meilleure situation ailleurs afin de sauver sa famille de la pauvreté et de l’insécurité. Les cinq personnages se rencontrent en route, et font une partie du chemin ensemble. En arrivant aux frontières, ils se trouvent devant des barbelés.
L’idée de la pièce m’est venue de ces photos que la presse publie fréquemment des immigrés clandestins qui tentent de franchir les murs frontaliers, mais y perdent assez souvent la vie. A maintes reprises, des gardes frontaliers les chargent au vu et au su du monde sans que cela n’aboutisse à une forme de justice. De ces images, m’est venue l’idée d’écrire une pièce qui tenterait de les sortir de la banalité que leur imposent l’habitude et la répétition, vers un moment pendant lequel on donne à ces personnes / personnages, le droit de parler et de raconter leur histoire. On dit que le silence tue l’acte, et à travers cette pièce, je souhaite donner une voix à ces milliers de victimes. Je souhaite que l’acte soit visible dans une pièce écrite et jouée sur scène. Pendant des mois, j’ai effectué des dizaines d’entretiens et rencontres avec des immigrés clandestins, et j’ai essayé de tracer les caractères des personnages imaginaires de la pièce, à travers les récits de ceux qui ont connu ce calvaire.
F.N.H. : A quoi ressemble la situation migratoire en Afrique ?
M. B. : Elle est à l’image de la situation migratoire dans beaucoup de pays du monde entier. C’est une situation dramatique qui ne cesse de s’empirer. Malheureusement, elle trouve de moins en moins son écho dans les médias, tandis que les politiques internationales privilégient l’approche sécuritaire au détriment de l’être humain. Les médias et le discours politique tendent de plus en plus à résumer le drame de milliers d’immigrés clandestins à des chiffres. Quarante cadavres ont été repêchés par-ci. Vingt personnes ont trouvé la mort par-là… Mais au-delà de ces chiffres, il y a l’être humain. Nous avons besoin de l’écouter, et surtout de l’entendre. L’Afrique souffre des problèmes structurels liées à son histoire, à la colonisation et à ses systèmes politiques et aux relations qui lient ces pays avec les puissances mondiales. En concentrant la lutte contre l’immigration clandestine sur l’approche sécuritaire et en faisant de la gestion des frontières une priorité absolue, on ne tente que de gérer les conséquences de la migration, mais le résultat est assez dramatique.
F.N.H. : Comment les concernés ont-ils réagi à votre demande de les interviewer ?
M. B. : Les entretiens se sont déroulés dans des contextes différents, professionnels, dans des associations, lors de la préparation de mes sujets journalistiques et autres. Divers contextes qui m’ont permis de voir beaucoup de personnes avec des histoires variées. Mon travail en tant que journaliste m’a permis d’avoir une certaine aisance à mener ce genre d’entretiens. Mettre les personnes concernées en confiance. Les inciter à parler sans leur faire sentir qu’elles ne sont que des sujets à traiter. Pour moi, ce sont des êtres humains, et quand on raconte leurs histoires, il faut toujours le rappeler et le faire sentir.
F.N.H. : Quels sont les obstacles que vous avez rencontrés dans votre travail en direction des migrants ?
M. B. : Beaucoup d’immigrés clandestins se méfient des autres, surtout des personnes qui ne vivent pas leur situation. Ils m’ont raconté que des fois, des personnes recueillent leurs témoignages, mais les dénoncent suite à cela. D’autres se sont confiés aux médias, surtout à des télévisions, mais ils ont été refoulés ou dérangés après la diffusion des émissions. Mais, encore une fois, mon travail en tant que journaliste m’a permis de trouver des personnes de confiance, qui m’ont facilité l’accès à un plus grand nombre d’immigrés clandestins. Il fallait aussi trouver des personnes qui sont prêtes à tout raconter, ce qui n’est pas facile, surtout quand il s’agit de viol ou autres. J’ai donc été amenée à voir les mêmes personnes plusieurs fois afin de tisser des liens de confiance avec elles et les pousser à faire des confidences. La plupart de celles qui ont su qu’il s’agissait d’un projet de fiction qui ne retracera pas leur propre histoire, mais va seulement s’en inspirer, ont été plus ouvertes à raconter leur drame.
F.N.H. : Les pays sont-ils suffisamment armés, selon vous, pour organiser les accueils ?
M. B. : Pour répondre à votre question, je préfère poser une autre qui montre l’autre face de la monnaie. Est-ce que les politiques qui ont été adoptées jusqu’à ce jour, ont pu éradiquer ou même limiter ce phénomène ? Certainement pas. Donc, le fait que les pays dits d’accueil se plaignent de ne pas pouvoir recevoir «tout le monde» est erroné, parce qu’ils visent à cacher le fond du problème. Les politiques adoptées ont surtout une tendance sécuritaire au détriment de l’humanitaire. On érige les murs, partout dans le monde, surtout pour limiter les déplacements des populations. On dénombre quelque 64 murs et d’autres en construction dans le monde. On dépense des budgets colossaux non seulement pour les construire, mais aussi pour assurer leur entretien, payer les gardes et autres. Pourtant, les murs ne servent généralement que peu leur objectif. Pire encore, ils génèrent des logiques de transgression que les personnages de la pièce démontrent à travers leurs propres expériences. Ils ont eu affaire à des passeurs tout au long de leur voyage. Ils ont payé de leur poche ou ont travaillé pendant des mois, afin de rembourser les passeurs.
Dans la pièce, Nelson dit à un moment : «Je parle comme un être humain qui a vécu sur fond de frontières et de murs... Je parle comme un clandestin qui a pris la route dans tous les sens avant d’atterrir ici et à chaque arrêt, je me rendais compte de l’ampleur qu’a pris le trafic des passeurs et compagnies... C’est devenu une structure bien organisée, protégée et capable de tout faire... Les autorités érigent des murs, les passeurs et compagnies les détruisent… Ils installent des grillages, ils les démantèlent… Ils mettent des doubles clôtures, ils creusent des tunnels… Et plus on érige des murs, plus on a recours à leur service… Un cercle vicieux… ». On instaure aussi des lois et réglementations, et on force les pays d’où viennent la plupart des immigrés à jouer le rôle du gendarme, monnayant quelques aides financières et techniques. On oublie dans tout cela, que c’est la vie des milliers de gens qui est en jeu. On oublie aussi que toutes ces politiques n’ont servi qu’à rendre le chemin de l’immigration plus tortueux. Mais le nombre de ceux qui veulent immigrer ne cesse d’augmenter.
Ceux qui traversent les déserts, les forêts, les routes et les mers sont des gens en désespoir; ils savent qu’ils risquent leur vie dès le moment où ils décident de prendre ce dangereux chemin, mais c’est bien par désespoir qu’ils le font. Un désespoir qui les amène à chercher une forme d’espoir. Les politiques sécuritaires ne font que les enfoncer dans une détresse encore plus suicidaire. Ce qui veut dire que nous avons besoin d’une nouvelle approche, qui prend en considération non seulement les différents aspects liés à cette problématique, mais aussi qui regarde en face les raisons profondes qui nous ont amenés vers cette situation chaotique. Les pays d’où viennent les immigrés clandestins sont responsables de la situation, mais ils ne sont pas les seuls. Les pays dits d’accueil ont leur part de responsabilité dans tout ce qui se passe.
F.N.H. :Ils déclarent également qu'ils ne peuvent pas accueillir tout le monde. Vous en dites quoi ?
M. B. : Je pense que tant qu’on oublie l’aspect humanitaire de cette problématique, nous ne pourrions que l’empirer. Tant qu’on pense que le problème touche notamment les pays dits d’accueil qui ne peuvent pas accueillir tout le monde, on passe à côté de leur part de responsabilité dans ce qui se passe. Les répercussions de la colonisation (le renforcement de l’esprit tribal et ethnique, les problèmes des frontières hérités de cette période…); le rôle que jouent les grandes firmes multinationales dans les pays sous-développés, en exploitant leurs richesses (mines, pétrole, gaz, uranium et autres); les productions de la honte auxquelles se donnent beaucoup de sociétés internationales qui sous-traitent leurs productions dans des pays pauvres, bien qu’ils savent que les travailleurs sont très mal payés. L’industrie de l’armement profite à qui ? Quelles sont les pays producteurs ? Les manipulations politiques qui tendent à créer des conflits et à empêcher d’autres d’être résolus; les interventions militaires dans des pays qui sont devenus des plaques tournantes de l’immigration, et j’en passe. «L’œuvre» colonisatrice en Afrique et ailleurs s’active encore au vu et au su de tous. Je cite, ici, l’exemple du conflit en Syrie, et celui qui sévit en Libye depuis 2011.
Ce pays a sombré dans le chaos après l’intervention militaire de l’Otan et la chute de Moammar Kaddafi. Comme le dit Sadou dans la pièce, fallait-il se débarrasser d’un dictateur pour faire du pays une proie dans les mains de plusieurs dictateurs qui s’activent dans des zones, des villes et même dans des quartiers ? Le nombre d’immigrés clandestins qui passent par la Libye depuis 2011 n’a pas cessé d’augmenter. Ce pays est devenu une plaque tournante du trafic de tout genre, dont celui des êtres humains, et l’existence même d’un marché aux esclaves à Tripoli et ailleurs. Un autre exemple, celui du Maroc avec l’affaire du Sahara marocain. Un conflit que quelques pays et puissances mondiales tendent à pérenniser, bien qu’il participe activement à la déstabilisation de la région. Pire encore, l’Espagne, qui a construit des murs au nord du Maroc afin de lutter contre l’immigration clandestine, sait bien que le conflit du Sahara marocain n’a que trop duré et il constitue un fardeau pour l’économie marocaine. Aussi, la contrebande qu’encourage l’Espagne afin de fertiliser son économie, participe à l’appauvrissement du nord du Maroc, ce qui pousse beaucoup de jeunes à vouloir immigrer, même clandestinement. Ce sont les populations qui payent le prix des décisions prises dans des bureaux très confortables.
F.N.H. : Comment remédier aux conditions de vie et traitements imposés aux migrants ?
M. B. : Je pense qu’avant tout, il faut partir d’une approche humanitaire. Les politiciens adoptent, surtout, une approche qui favorise les intérêts de leurs pays. Ils oublient que nous sommes dans le même panier. La pandémie du Coronavirus l’a prouvé d’une manière spectaculaire. Ériger les murs et utiliser la force ne pourront pas changer la situation. Ils créeront, au contraire, plus de contraintes et favoriseront les stéréotypes qui font des immigrés des personnes «non désirables». On voit les répercussions de ces politiques non seulement hors les pays dits d’accueil, mais au sein même de ces pays. La démocratie sélective ne peut qu’empirer la situation.
F.N.H. : Pour les migrants arrivant sous d’autres cieux, des solutions existent pour un traitement décent et respectueux du droit de la personne ? Comment les défendre ?
M. B. : La pièce de théâtre Hors les murs ne prétend pas trouver une solution à une problématique très complexe, mais vise surtout à attirer l’attention à l’aspect humanitaire qui est assez souvent absent dans le traitement de l’immigration. Les immigrés clandestins sont assez souvent traités comme des hors-laloi. Pourtant, ce sont des gens qui ont pris la route à la recherche d’une meilleure vie. Ils cherchent le respect de leur dignité et la liberté. Ils fuient les guerres, les groupes armés, les terroristes, les fanatiques. Ils tentent d’échapper à la répression religieuse, idéologique, politique. Ils luttent contre la misère, l’exploitation... La plupart d’entre eux sont des victimes d’une situation qu’ils n’ont pas choisie et ils tentent d’immigrer malgré le fait qu’ils savent qu’ils encourent un grand danger. Cette quête d’un autre monde est animée par un espoir d’un avenir meilleur pour eux et pour leurs siens. La plupart ont laissé derrière eux des familles qui ont besoin d’eux. C’est cet aspect qui m’intéressait dans la pièce.
Ce sont les politiciens qui doivent trouver les solutions, car ce sont eux qui prennent des décisions qui vont au détriment des intérêts des peuples et aussi des pays d’où viennent la plupart des immigrés. Il suffit de voir la cartographie de l’immigration clandestine et les liens qui lient les pays occidentaux avec les régimes ou la situation dans ces pays, pour comprendre qu’ils ont leur part de responsabilité dans ce qui se passe. Beaucoup de personnes que j’ai interviewées m’ont dit qu’elles auraient préféré rester dans leur pays, mais n’avaient pas d’autres choix que de chercher une solution ailleurs. Cet ailleurs n’est pas toujours les pays occidentaux. Les politiques protectrices que mènent ces pays ont détrompé l’opinion publique et ont donné l’air que les pays africains, par exemple, veulent ravager l’Europe. Les médias ont joué un grand rôle dans la propagation de ce stéréotype. Pourtant, les chiffres disent autre chose. Les migrations Sud-Sud représentent une part importante du total des déplacements des populations.
Selon les Nations Unies, les migrants internationaux représentent environ 200 millions de personnes, soit 3% de la population mondiale. Parmi eux, seul un tiers s’est déplacé d’un pays en développement vers un pays développé. Dans la pièce, Fartuun dit : «Nous sommes pauvres, pourtant notre continent est riche... Nous ne possédons même pas un mètre de terrain, pourtant notre continent est vaste... Nous avons faim, pourtant nos champs s’élancent jusqu’à l’horizon... Le monde cherche les mines... Nous avons les mines... Nous avons l’uranium, le phosphate, le gaz, le pétrole, l’or, les diamants… Nous avons aussi la mer, et les poissons… Nous avons le soleil, les forêts, et le désert…». Je pense qu’il faut chercher les raisons qui ont fait que la richesse de l’Afrique n’a pas pu sauver Fartuun et ses semblables afin que nous puissions vraiment vivre Hors les murs dans le sens propre et figuré.