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La stratégie du choc

La stratégie du choc

Par Abdelhak Najib. Ècrivain-journaliste 

 

«Seul le présent est, l'avant et l'après ne sont pas; mais le présent concret est le résultat du passé et il est plein de l'avenir. Le présent véritable est, par conséquent, l'éternité.» Martin Heidegger
 

 
Devenez meilleurs, vous rendrez le monde meilleur, avait écrit Ludwig Wittgenstein prévoyant déjà, à son époque, la débâcle des humains à l’ère de la technique et de la technologie. Non pas que l’Homme ne peut cohabiter avec la machine qu’en devenant pire qu’il n’est, mais cette cohabitation n’est possible que si ce même Homme a toutes les capacités de rester fidèle à sa nature humaine, de chercher à utiliser la machine pour s’élever et élever les autres, avec ce souci constant que ce qui ne nous rend pas meilleurs, finit toujours par nous détruire.

Toute l’Histoire de l’humanité l’atteste. C’est une longue litanie sur les chutes successives après avoir tout sacrifié pour l’idée du progrès coûte que coûte. Quand l’idée du progrès est couplée à la facilité qui en résulte pour les hommes, une forme de paresse s’installe sournoisement au sein du groupe et finit par prendre le dessus sur la pensée, sur les idéaux, sur l’esprit même qui a donné corps à telle ou telle «civilisation». Aucune forme de culture humaine n’a échappé à ce schéma récurrent. 

Emil Michel Cioran n’a pas tort de croire au sort de l’humanité qu’il accompagne du plus virulent des poisons : «Je crois au salut de l’humanité, à l’avenir du cyanure…» ajoutant, ailleurs, que «L’Homme est le cancer de la terre». Rien de plus vérifié durant toute l’Histoire humaine. L’Homme ne peut résister au désir impérieux qui grandit en lui de détruire tout ce qu’il a construit. C’est sa fatalité, ne jamais cheminer sans laisser derrière lui un champ de ruines. 

L’image de l’enfant qui finit toujours par foutre en l’air son jouet est tragique, mais elle est réelle. Elle porte en elle tout le sort des humains. Tôt ou tard, les grandes choses acquises finissent par payer un lourd tribut à la folie des hommes. Cet impératif de la destruction obéit à une logique simple : l’Homme n’arrive pas à soutenir l’idée de se dépasser pour devenir l’idéal de lui-même. Sur cette voie, il s’est toujours fourvoyé.

Au lieu de venir cet idéal, il devient une simple caricature de lui-même fondée sur les richesses accumulées, les plaisirs et un pseudo faste qui l’éloigne de ce qui fait son essence : la nature. Sa nature. Nous l’avons bien vérifié, à travers toutes les époques, depuis ce qui est officiellement considéré comme le début de l’Histoire des hommes, Sumer. Quand les humains ne font pas la guerre, quand ils ne s’entretuent pas pour un territoire, pour une idéologie, pour une simple broutille, comme cela arrive dans la jungle et dans la savane, les humains s’ennuient. Ils mangent et boivent. Ils baisent et ils forniquent.

Et ils dorment beaucoup. Puis ils tombent dans une curieuse léthargie qui donne des idées aux voisins, qui, du coup, endossent la tunique de l’ennemi et prennent leur place. Cela veut simplement dire, que l’Homme, cet animal qui veut se civiliser ne le peut que s’il arrive à trouver une bonne solution à cette équation épineuse : faire société, donner corps à une culture et continuer à nourrir son animalité féroce.

Mais comment y arriver quand on sait que les banquets usent ? Comment le réaliser quand on sait que le faste fragilise ? Ce qu’on appelle aujourd’hui communément progrès et développement finit toujours par rattraper l’Homme et lui ôte les armes nécessaires pour tenir face à la vacuité qui résulte de toute apogée. Le point de bascule se précise à ce stade quand les forces dirigeantes se sentent fatiguées d’avoir porté le glaive. Le repos du guerrier signe sa fin. «Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute», résume l’auteur de «Précis de décomposition», Emil Michel Cioran.  

Le progrès devient une forme d’injustice que chaque génération commet à l’égard de celle qui l’a précédée. Le reste, ce qui suit, est une course effrénée vers le précipice, comme un élan vers la finitude. Et dans cette fin, l’Homme se surpasse. Il n’accepte pas n’importe quelle chute. Celle-ci se doit d’être spectaculaire. Elle doit être éclatante. Elle doit être sans appel. Vestiges et tessons sont alors tout ce qui demeure après la catastrophe.

L’Homme n’a pas cette prétention de bâtir pour l’éternité. Il se limite à une forme de l’éphémère qui sied à sa condition d’Homme, n’ayant aucune peur d’entreprendre, même de très grandes réalisations, mais il garde en lui une sainte crainte de réussir. C’est en tout état de cause ce qui explique plus d’un échec retentissant de cette humanité qui ne peut avancer que vers les abîmes de l’Histoire.

Dans cette marche, l’Homme ne supporte plus les cors et les cris. Il ne veut plus entendre le son des tambours et le bruit des bottes. C’est là qu’il signe son arrêt de mort. Toujours ce même Cioran, qui voit juste dans la longue Histoire des hommes, nous dit : «Une nation s’éteint quand elle ne réagit plus aux fanfares; la décadence est la mort de la trompette ». L’Homme est un animal conquérant. L’Homme est un être sanguinaire. L’Homme est un assassin. Il est un meurtrier qui doit décimer des nations entières pour se donner une place dans l’Histoire qu’il écrit. Quand l’éthique de la paix devient la norme.

Quand le conquérant se repose sur ses lauriers, il devient vulnérable. «La guerre préserve la santé morale des peuples», avait dit Friedrich Hegel. Quand cessent les guerres, les forces assassines de l’Homme s’étiolent. Sa vigueur se relâche. Il commence à bailler. Bientôt il s’endort. Et il oublie son passé. Il oublie que c’est parce qu’il s’entoure de dangers qu’il s’assure également ce qui peut le sauver, à la fois de lui-même et de sa chute. «Les peuples somnolaient. La chance a voulu qu’ils ne s'endormirent point…», avait écrit le poète Friedrich Hölderlin. 

Mais quand l’esprit est embué dans les effluves de l’oisiveté, la messe est déjà dite. Il reste à l’acter. Et cela se passe toujours dans un fracas assourdissant. Ce qui suit est un lourd sommeil, sans rêves. Un sommeil noir qui n’est pas encore la mort. Cet endormissement comme sous l’effet d’un sédatif puissant, s’accompagne d’amnésie. L’Homme ne trouve son salut que parce qu’il a cette faculté d’oublier en encaissant toutes les horreurs dont il est capable. Il a surtout cette capacité de supporter sa divinité déchue en assumant sa petitesse. Il se coupe de ce qui fait sa nature, dans un acte revendiqué pour ne pas s’annihiler. Il se redonne encore une autre chance pour tout recommencer.

C’est une espèce de Sisyphe coupé de lui-même. Hölderlin en passant en revue la longue marche de l’Homme entre grandeur et décadence souligne ce qui suit : «Oui, l’homme fut jadis heureux comme le cerf des bois; et maintenant encore nous regrettons les jours du monde primitif, où chacun parcourait la terre comme un Dieu, où nul ne connaissait ce sentiment étrange qui modifie sa nature; où des murs immobiles n’empêchaient pas encore de respirer le souffle de l’âme de la nature.» 

Cela est tellement tragique que nous sommes obligés de penser que l’une des plus grandes erreurs de la nature est d’avoir permis à l’Homme d’exister et de s’installer pour longtemps. Elle a du même coup commis un attentat contre elle-même en se condamnant à voir évoluer cette entité hybride pour aller vers sa faillite annoncée.

«Vous déshonorez, vous démolissez, partout où elle vous tolère, la patiente nature, et cependant elle continue de vivre d'une éternelle jeunesse et vous ne parvenez pas à repousser son automne et son printemps, et son éther, vous ne le corrompez pas. Ah, faut-il qu'elle soit divine, pour que vous puissiez détruire sans que cependant elle vieillisse, ni que le beau cesse, malgré vous, d'exister ! », écrit Friedrich Hölderlin dans son Hypérion. Il est vrai qu’éthique et esthétique, dans le sens de la beauté du vivant, sont une seule et même chose.

 

 

 

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