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Élimination de la rage au Maroc : «Un objectif réalisable mais encore hors d’atteinte»

Élimination de la rage au Maroc : «Un objectif réalisable mais encore hors d’atteinte»

- Alors que le Maroc dispose déjà d’une stratégie multisectorielle, les efforts doivent désormais s’orienter vers une approche plus réaliste et intégrée pour éradiquer la maladie.

- L’élimination de la rage n’est plus une simple perspective, mais un objectif réalisable à condition d’intensifier les actions sur plusieurs fronts.

- Décryptage avec le Docteur Moundir Souhami, biologiste et directeur du laboratoire universitaire d’analyses médicales à Casablanca.

Propos recueillis par Ibtissam Z.

LaQuotidienne : Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ce qu’est la rage, et dans ce contexte, comment évaluez-vous les mesures actuelles de prévention mises en place au Maroc, notamment face à la hausse des cas de morsures signalés ?

Dr Moundir Souhami : La rage est une maladie tropicale négligée, mais elle représente pourtant un réel problème de santé publique. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, elle sévit dans plus de 150 pays et sur tous les continents. Chaque année, 60 000 personnes dans le monde décèdent de la rage, ce qui équivaut à une mort toutes les 10 minutes. Il est important de noter que plus de 95% des cas humains surviennent en Asie et en Afrique. Parmi les personnes touchées, 40% ont moins de 15 ans, ce qui témoigne de la vulnérabilité des enfants face à cette maladie. De plus, plus de 15 millions de personnes reçoivent une prophylaxie post-exposition chaque année, ce qui reflète l’importance du fardeau économique lié à cette pathologie.

Au Maroc, la rage demeure une zoonose majeure. On enregistre environ 400 cas de rage animale par an, ainsi qu’une vingtaine de cas de rage humaine. En 2017, près de 65 000 personnes ont été agressées et ont bénéficié d’une prise en charge préventive. Cela représente un coût non négligeable, notamment environ 28 millions de dirhams pour la prise en charge des personnes exposées, plus de 40 millions de dirhams pour la vaccination antirabique et la gestion des chiens errants, incluant parfois l’abattage de dizaines de milliers de chiens enragés ou suspects, sans compter les nombreux coûts indirects.
Concernant le cycle de la rage, les réservoirs du virus sont essentiellement des mammifères sauvages qui peuvent héberger le virus sur de longues périodes. Ces animaux peuvent mordre des animaux domestiques tels que les chiens, les chats, les bovins ou les chevaux, lesquels deviennent alors des vecteurs du virus. L’homme, quant à lui, peut être infecté accidentellement par l’inoculation de la salive d’un animal enragé. Cela peut se produire à travers une morsure, une griffure, voire un simple léchage, car le virus est présent dans la salive.

Sur le plan clinique, la période d’incubation peut varier de quelques semaines à plusieurs mois, voire plus d’une année. La forme la plus fréquente est la rage furieuse, caractérisée par des troubles du comportement, une hydrophobie, une anxiété extrême, de l’irritabilité, des troubles du sommeil, et conduit inévitablement au décès. Dans environ 10% des cas, on observe une forme paralytique, où une paralysie musculaire débute au niveau du site de la morsure ou de l’égratignure, et évolue vers le coma puis la mort.
En matière de prise en charge, il est essentiel d’intervenir rapidement en cas de suspicion d’exposition. Cela comprend un lavage immédiat et soigneux de la plaie, des soins locaux, une vaccination antirabique aux jours J0, J7 et J21, et l’administration d’une sérothérapie selon l’indication clinique. Malheureusement, lorsqu’un patient développe déjà les symptômes, il n’existe à ce jour aucun traitement curatif. La prise en charge devient alors uniquement symptomatique.

LaQuotidienne : À votre connaissance, la stratégie nationale de vaccination canine est-elle correctement appliquée ? Quels en sont les principaux atouts et les limites ?

Dr M.S : La stratégie nationale de lutte contre la rage s’articule autour d’objectifs précis. À court terme, il s’agissait de réduire de 50% l’incidence de la maladie en 2021. À long terme, le Maroc visait à éliminer la rage transmise par le chien à l’horizon 2025.

 Toutefois, ces efforts restent insuffisants au regard des résultats actuels. Le nombre d’expositions demeure élevé, la couverture vaccinale animale reste inégale, et la gestion des chiens errants manque encore d’efficacité. À ce rythme, l’objectif d’élimination d’ici 2025 paraît difficilement atteignable sans un renforcement significatif des moyens déployés.

En effet, cette stratégie repose sur quatre grands axes. Le premier concerne la surveillance épidémiologique, tant au niveau animal qu’humain. Le deuxième axe est celui de la prévention, qui inclut la vaccination des animaux, la mise en œuvre de la prophylaxie post-exposition, ainsi que l’application des mesures de police sanitaire. Le troisième axe porte sur la prise en charge médicale des cas humains, qui reste principalement symptomatique en l’absence de traitement curatif. Enfin, le quatrième axe concerne l’éducation, la sensibilisation et la formation des professionnels impliqués dans les différents secteurs concernés.

Plusieurs départements ministériels jouent un rôle déterminant dans la mise en œuvre de cette stratégie. Le ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime contribue à la gestion de la population canine, à l’épidémiosurveillance, à la vaccination des carnivores domestiques tels que les chiens et les chats, à la gestion des foyers épidémiques, ainsi qu’à l’éducation et à la vulgarisation. Le ministère de la Santé, quant à lui, assure la surveillance épidémiologique de la rage humaine, la prise en charge des patients, la réalisation d’enquêtes autour des cas, l’information et la sensibilisation des citoyens, la confirmation biologique des cas humains, et la standardisation des protocoles de prophylaxie. Il est également chargé de l’approvisionnement national en vaccins et en sérums antirabiques, ainsi que de la tutelle technique des centres antirabiques. L’Institut Pasteur du Maroc joue un rôle central dans ce dispositif, notamment à travers l’analyse biologique des cas suspects et l’appui aux investigations épidémiologiques. Enfin, le ministère de l’Intérieur joue un rôle important en contribuant à la gestion de la population canine, notamment par la lutte contre la pullulation des chiens et chats errants et la gestion des décharges publiques.

LaQuotidienne : L’amélioration annoncée de l’accès aux vaccins et aux sérums antirabiques dans les structures de santé est-elle concrètement observable sur le terrain ?

Dr M.S : Plusieurs points restent à améliorer dans ce domaine. D’abord, il n’existe pas de statistiques fiables sur la population canine, en particulier celle des chiens à propriétaire. Ensuite, la formation continue du personnel impliqué dans la lutte contre la rage est insuffisante, tout comme l’évaluation du programme national.

En matière de prévention, la communication reste faible. Les campagnes de sensibilisation sur l’importance de la vaccination des chiens, en particulier ceux vivant auprès des populations, sont insuffisantes. Par ailleurs, la coordination entre les secteurs de la santé humaine et animale est encore faible, tant au niveau central que provincial. On note aussi une application peu rigoureuse des normes d’hygiène dans les abattoirs et les décharges publiques, ainsi qu’une insuffisance des mesures de vaccination chez les animaux.

S’agissant de la prophylaxie post-exposition, plusieurs problèmes persistent. Il existe encore des difficultés d’accessibilité aux vaccins et aux autres traitements antirabiques dans certains centres antirabiques. De plus, le manque de personnel formé dans ce domaine est préoccupant. Le suivi des personnes exposées est souvent absent, ce qui pose le problème du non-respect du protocole de vaccination. Enfin, la formation continue des professionnels de santé dans les centres de santé et les hôpitaux en matière de prise en charge des cas exposés reste largement insuffisante.

LaQuotidienne : Quel est votre avis sur les campagnes actuelles de gestion des chiens errants menées par les autorités locales ? Réduisent-elles réellement le risque d’exposition au virus rabique ?

Dr M.S : Le principal défi est aujourd’hui d’opérer une transition entre une stratégie de lutte et une stratégie d’élimination de la rage au Maroc. Pour cela, il est fondamental d’atteindre un taux de vaccination de 70% des chiens à propriétaires, seuil nécessaire pour interrompre la transmission du virus.

En parallèle, il convient de renforcer l’efficacité de la prophylaxie post-exposition, d’améliorer le contrôle de la population canine, de développer l’information et la sensibilisation du public, et d’accroître les compétences des professionnels de santé. Il est également crucial de sensibiliser les élus locaux et les agents communaux sur l’importance de leur rôle dans la prévention de la rage. Leur implication dans la gestion des populations canines errantes, notamment à travers des mesures durables et bien encadrées, peut significativement réduire les risques de morsure et de propagation du virus.

LaQuotidienne : Quelles mesures supplémentaires recommanderiez-vous pour renforcer la prévention et la réponse face au risque rabique, notamment dans les zones les plus exposées ?

Dr M.S : La rage est une maladie évitable à 100%. Pourtant, au Maroc, bien qu’une stratégie nationale multisectorielle soit en place, plusieurs problèmes subsistent. Il s’agit notamment de la sous-notification des cas, de la faiblesse de la couverture vaccinale chez les animaux, et de l’accès difficile aux centres antirabiques dans certaines régions.

Il est important de souligner que l’élimination de la rage est un objectif atteignable avant même l’échéance de 2030, à condition de consolider les efforts existants. Cela implique une meilleure coordination entre les acteurs, une couverture vaccinale beaucoup plus large, notamment dans les zones rurales et périurbaines, et une gestion plus efficace de la population canine.

Par ailleurs, il est essentiel de renforcer l’accessibilité à la prophylaxie post-exposition dans tous les centres, de garantir un approvisionnement régulier en vaccins et sérums antirabiques, et de former continuellement les professionnels de santé à la prise en charge des personnes exposées.

Enfin, un investissement soutenu dans les campagnes de sensibilisation auprès des populations locales, des élus et des collectivités territoriales est indispensable pour ancrer durablement une culture de prévention. C’est à cette condition que nous pourrons rompre définitivement la chaîne de transmission du virus rabique.

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